CHAPITRE V
On doit avoir l’air de deux chiens en train de se jauger, de s’évaluer. C’est un bel homme, le père de Tava. Très grand, même pour un Vahussi, ce qui lui donne une tête et demie de plus que moi… Ses cheveux sont encore fournis, blancs sans le reflet platine des jeunes. Un visage long avec de belles rides patriciennes. Pas à dire, vraiment beau.
Ça ne m’étonne pas qu’il dirige des affaires importantes, il a un sang-froid remarquable. Quand on est arrivés tout à l’heure et que Tava lui a dit qu’on était en fuite depuis trois semaines il n’a pas bronché.
On nous a servi un buffet rapide, c’est comme ça sur cette planète. Les repas sont pris en commun mais chacun se sert à un buffet abondamment garni et vient s’asseoir ensuite.
Puis le père et la fille se sont isolés pour parler en paix pendant qu’on nous conduisait dans une sorte de fumoir-bibliothèque. Giuse, nerveux, marchait de long en large alors que je réfléchissais. Je n’ai pas eu le temps d’établir de plan pendant le voyage, trop occupé à éviter tout contact avec la population. Pas eu vraiment de pépins mais c’est parfois passé tout près… On a liquidé la voiture pour terminer à antli. Un sacré voyage !
Tava est revenue tout à l’heure et a demandé à Giuse de l’accompagner avec moi. J’ai compris que son père voulait un entretien privé et j’ai envoyé les gars s’occuper des antlis.
Je suis bien décidé à voir ce qu’il a dans le ventre, le père Sikans, alors je ne dis rien et laisse le silence devenir de plus en plus pesant. J’ai allumé une petite pipe, comme il m’y avait invité tout à l’heure et je tire dessus à petites bouffées tranquilles.
Il finit par se décider.
— Alors vous êtes pacifiste, monsieur Reter ?
Je hoche doucement la tête.
— Et militaire ?
— Pas exactement. J’ai combattu, c’est vrai, pour la paix, pas pour vaincre. Mais je suis surtout un technicien.
— Pourtant vos… amis n’ont pas l’air très paisibles.
— Ils nous sont très attachés et ne supporteraient pas que nous soyons en danger. Mais ne vous fiez pas trop aux apparences, monsieur, nous sommes tous des techniciens. Et je peux même ajouter des techniciens d’un remarquable niveau.
— Vraiment ?
Cette fois il y a un soupçon d’agacement dans sa voix. Je le comprends et je poursuis sur un ton plus aimable :
— Mettons tout de suite les choses au clair, si vous le voulez bien. Nous avons aidé Tava sans aucune arrière-pensée. Nous ne voulons aucune récompense, aucune aide matérielle. Le hasard nous a fait vous rencontrer, je le constate, c’est tout. C’est vrai que nous ne sommes guère bavards au sujet de notre passé. Nous n’avons jamais eu à faire avec les polices d’aucun pays. Mais je ne tiens pas à en parler, je vous demande seulement de me croire.
Je laisse passer un temps mais il ne réagit pas, attendant que j’en aie terminé. J’admire au passage son calme et poursuis :
— Comprenez que personne ne pourra jamais nous forcer à parler d’une époque que nous voulons oublier. Quant au reste, il m’est très facile de vous aider à nous faire confiance. Je vous ai dit que nous étions de bons techniciens. Pendant le voyage, Tava nous a dit que vous aviez une passion pour les véhicules. Sans avoir réussi jusqu’ici à en mettre au point. Exact ?
Il est surpris et acquiesce.
— Vous utilisez le rob pour faire fonctionner des moteurs « explosifs » comme vous dites. Mais ces moteurs sont de grande taille, n’est-ce pas ?
Cette fois le technicien en lui est intéressé.
— Pas si grande que cela. Nous en construisons qui ne mesurent guère plus de trois mètres de côté.
— Mais leur puissance est inférieure à celle des machines à vapeur, non ?
— Oui… c’est exact.
— Pendant notre voyage, j’ai réfléchi à votre problème et j’ai dessiné un de ces moteurs, mais beaucoup plus petit. En fait il ne devrait pas dépasser plus d’un mètre de long sur cinquante centimètres de large. Mais sa puissance développée doit permettre d’emmener un véhicule à une vitesse de 60 km/h au moins. En réalité ce moteur est terriblement perfectible et je vous indiquerai comment je vois cela.
— Etes-vous sérieux, monsieur Reter ? Tous les hommes de science ont abandonné ces recherches, persuadés qu’on ne peut résoudre les problèmes du poids et de la pression fantastique dans le moteur. Et vous auriez la solution ?
Il n’a pas ajouté « vous », mais je l’ai senti.
— Oui, monsieur. Et comme votre manque de confiance me vexe un tant soit peu je vais faire davantage. Je vais faire davantage parce que de toute manière vous ne pourrez jamais dire d’où vous tenez cette découverte sans causer du mal à votre fille…
Son visage se fige. Il n’aime pas les menaces. Mais moi je n’aime pas qu’on me prenne pour un rigolo…
— Si vos usines sont assez modernes, vous pouvez faire réaliser toutes les pièces de ce moteur en peu de temps. Même si vos techniciens n’y comprennent rien ! Mais à partir de ce moteur, qui fonctionnera parfaitement, vous commencerez une évolution technique pour lui donner plus de puissance et pour l’alléger. Je vous indiquerai comment construire un système pour diriger les roues de votre véhicule, pour assurer une suspension, pour transmettre la puissance du moteur aux roues, justement. Et enfin… pour installer ce moteur, encore allégé sur un engin ressemblant un peu à un oiseau afin de voler dans le ciel… Et tout cela n’est pas des vantardises, je me mettrai au travail ce soir avec mes amis et les dessins et épures seront prêts demain matin !
Je crois que j’ai terminé avec une voix un peu forte. C’est qu’il m’a agacé, ce type.
En tout cas il reste muet. Apparemment dépassé.
— Mais pourquoi un système de suspension ?
— Parce que sans lui le véhicule décollerait sur les bosses d’un chemin.
Il se lève brusquement et commence à marcher.
— Les bosses… bien sûr… c’est pour cela que nos engins sont immaîtrisables.
— Pas seulement pour cela, mais probablement parce que vos roues transmettent une composante oblique au passage des irrégularités du sol. Le problème serait différent sur le sable humide d’une plage par exemple.
— Le sable !
— Evidemment. Mais un véhicule ne se déplaçant que sur le sable humide serait inutile, il faut donc trouver autre chose. C’est-à-dire des roues souples, emplies d’air, par exemple. J’ai imaginé un système de ce genre. Vous aurez tout cela demain.
— De l’air !
Complètement subjugué par l’aspect technique, le père Sikans. Je le laisse digérer le tout. Ça représente un sacré progrès pour la technologie vahussie qui butait dans ce domaine, mais ce n’est pas tellement anormal. En fait ils ont les moyens de le réaliser, il leur manquait seulement l’idée. Et dans le domaine de la vapeur ils sont davantage en avance que la Terre à la même époque, si je me souviens bien de mes cours d’Histoire !
— Et pour faire bonne mesure, monsieur, je vais vous donner tout de suite de quoi faire fortune, je veux dire multiplier votre fortune. Regarder bien ce dessin, j’appelle cela une hélice. Placée à l’arrière d’un navire à vapeur, elle procure une vitesse très supérieure et une puissance incomparable… Et en l’agrandissant… comme ceci, vous pourrez faire voler un véhicule dans l’air.
Ma main griffonne rapidement sur un papier que j’ai pris sur une table.
— Mais tout ceci est votre œuvre, il finit par dire d’une voix un peu rauque. Pourquoi me le donner ainsi ?
— Nous y avons tous réfléchi, mes amis et moi. Ensuite nous ne voulons pas de célébrité, cela nous est indifférent, comprenez-vous ? Etes-vous convaincu maintenant que je ne mentais pas tout à l’heure ? Et que si je vous demande votre confiance, j’y ai droit ?
Il secoue la tête, encore assommé par ce qui vient de se passer. C’est vrai que le pauvre diable doit avoir l’impression de rêver, je me mets à sa place. Je le laisse réfléchir, les yeux rivés à mon petit dessin.
Il est encore dans la même position quand Tava et Giuse entrent. Et là, d’un seul coup, je comprends pourquoi ce type est un grand patron d’industrie dans ce pays. Il se redresse, son regard devient plus clair et il s’adresse à sa fille, abordant un sujet complètement différent. Pouvoir passer ainsi d’une chose à l’autre, à cette vitesse, indique un pouvoir de concentration exceptionnel. Surtout après ce qu’il vient d’apprendre.
— Tava, j’ai réfléchi à tes aventures invraisemblables. Tu ne peux pas rester ici…
— Tu veux que je m’en aille ?
— Allons, laisse-moi terminer… Non, je connais notre police, et l’armée. Quand leurs spécialistes flairent une piste, ils ne la lâchent plus. Tôt ou tard ils viendront ici, et feront un rapprochement entre ton retour et leur gibier. Vous avez fui en direction du nord-ouest et c’est ici la ville la plus importante. Ils ont des portraits de vous… Fais toi-même le raisonnement.
Il a raison. Il faut qu’on se taille. Mais je ne veux pas continuer encore longtemps à être manipulé par les événements. Depuis qu’on a été descendus, on pare au plus pressé.
— Tu as raison, bien sûr, fait Tava d’une voix lasse. J’espérais seulement pouvoir me reposer…
Son père avance et lui caresse doucement le visage.
— J’aurais aussi préféré t’avoir près de moi. Mais il vaut mieux que tu sois loin, en sécurité, qu’ici et en danger. Tes amis l’ont certainement compris, eux.
Je hoche la tête.
— Vous allez partir tous. Je crois que la meilleure solution est de soutenir que tu es chez Para depuis ton départ de la maison. De cette manière ton absence est justifiée et tu as un alibi parfait. Et tes amis sont des techniciens travaillant pour moi, sur le rob par exemple. Je leur fournirai des papiers et des ordres de missions antidatés… De toute façon même si l’armée avait des soupçons jamais elle ne pourrait se permettre de me mettre en accusation, je représente trop de puissance industrielle, tu comprends. Mais à travers toi, ils pourront me faire chanter !
Il voit juste.
— À propos de rob, j’interviens, celui qui possédera les meilleurs gisements aura entre les mains un pouvoir important, dans l’avenir.
Il reste interloqué puis comprend les prolongements et ses yeux se dilatent. Ça y est, il embraye… Il secoue la tête et sourit légèrement devant les yeux surpris de sa fille.
— Tes amis sont vraiment des personnages étonnants, tu sais ? Mais tu as toujours eu le génie de trouver des oiseaux rares !
— Je savais qu’ils te plairaient finalement, si tu voulais bien accepter qu’ils étaient peut-être aussi forts que toi.
Cette fois, c’est lui qui reste sans voix et je toussote légèrement histoire de détendre l’atmosphère ! Elle connaît bien son père, mais elle est gonflée. L’hérédité sans doute.
— Bon… je vous propose de partir demain. Par plusieurs moyens de transport. Toi, Tava, tu t’habilles de manière à passer inaperçue mais tu emportes des vêtements correspondant à ton rang pour porter chez Para. Vous, messieurs, je vais vous fournir une garde-robe de techniciens. D’ici là ne mettez pas le nez dehors.
Je hoche la tête. Giuse n’a pas dit un mot mais je sais qu’il est d’accord si Tava est avec nous…
*
Je n’aurai jamais autant voyagé sur cette planète. Huit jours qu’on est secoués dans leurs trains déments et sur leurs routes.
La dernière nuit chez le père de Tava j’ai fait travailler les gars pour donner plusieurs dossiers à Sikans. Il a les plans du moteur, les évolutions possibles, après expérience, les principes d’une aile d’avion primaire mais à grande portance et les évolutions qu’il faudra viser, et surtout la cinématique des commandes et la façon de les utiliser. Ce sont vraiment les prémices de l’aviation mais qui lui permettront de construire un engin stable et sûr.
Si la voiture peut être prête en deux ou trois mois l’avion, lui, demandera quand même plusieurs années pour faire tous les calculs de forces que je ne lui ai que suggérés. Tout ça, au moins, est pacifique et lui permettra de bénéficier de protections des autorités, pour peu qu’il ne révèle rien des dossiers. Et il est assez malin pour ça.
Depuis le départ, Lou et moi on voyage ensemble tandis que Giuse, Tava et Siz sont un peu plus loin. C’est surtout maintenant que je me rends compte de l’attachement de mon vieux copain pour Tava. Cette fois, il est totalement amoureux. Un amour-passion qui rive ses yeux sur elle en permanence. J’avoue que ça m’ennuie un peu. Je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve…
Une station. Le « train » ralentit et commence à se dandiner comme à l’ordinaire. Au début j’ai bien cru que les wagons allaient se renverser… Mais non, ça tient le coup. Mais quels engins barbares ! Des wagons qui mesurent vingt mètres de long, une « loco » tous les trois wagons et des sillons dans les routes qui guident l’ensemble ! Enfin ça marche. Pas bien vite mais on avance.
Machinalement mes yeux quittent le paysage de couleur ocre et ondulé qu’on traverse pour venir à l’allée centrale du wagon. Salvo !
En principe ils voyagent en tête. Pourquoi vient-il par ici ? Lou le suit et me fait un léger signe au passage.
Que se passe-t-il ? Je me lève pour les suivre vers l’arrière.
Je les retrouve sur la plate-forme séparant notre wagon du suivant. Un coup d’œil vers l’avant. La station est en vue mais on a encore le temps.
— Cal, on vient de recevoir un message des Loys, commence Salvo.
Bon Dieu !
— … Ils répètent la même chose, sans arrêt : « Nous faisons le blocus de la planète, vous n’avez aucune chance de fuir. Notre technologie est trop en avance pour que vous puissiez espérer passer un message. Rendez-vous. Nous resterons le temps qu’il faudra, nous en avons les moyens. Le temps ne compte pas. »
— Vous n’avez pas répondu ?
— Non, non.
Un soulagement. Alors les vaches sont là pour longtemps ! Qu’est-ce qu’ils veulent dire par « le temps ne compte pas » ? J’oublie ce qui m’entoure, m’imaginant dans le poste de contrôle d’un dijar… et la réponse vient d’elle-même.
Ils sont décidés à nous prendre. Ils ont trouvé une méthode qui va leur prendre des années et ils s’hibernent ! Mais, bon Dieu, pourquoi ? Qu’est-ce qu’on peut bien représenter pour eux ?
Je me tourne vers l’extérieur, une main agrippée à une rambarde. J’avais beau m’en douter depuis un moment, savoir qu’on est là pour des années et peut-être plus…
Une ligne télégraphique passe sur la crête, là-bas. Je la suis machinalement des yeux quand j’ai une idée. De toute façon ils savent qu’on est sur ce continent…
— Salvo, je fais en lui prenant le bras, calcule s’il est possible d’utiliser une très longue portion de fil télégraphique, plusieurs centaines de kilomètres par exemple, pour leur envoyer un message… Je veux qu’on ait une antenne, tu comprends ?
— Tu veux dire qu’avec une antenne comme ça l’émetteur lui-même serait indécelable, c’est ça ?
— Exact !
— Oui… techniquement ça peut marcher. La consommation serait élevée mais c’est supportable.
— Eh, attends un instant. Tu veux dire que pour émettre de cette manière vous allez pomper sur votre pile ?… Beaucoup ?
— L’équivalent de six ou huit mois de fonctionnement intense.
Alors là ça m’emmerde. Parce que le jour où leur pile d’énergie sera usée ils « mourront ». Et nous, sans eux, on ne vaut plus grand-chose ! On a des piles standard de rechange dans le coffre mais elles n’ont pas la puissance des leurs. Il faut que je réfléchisse à tout ça.
— Calcule-moi aussi en combien de temps vous pourriez recharger vos piles en rayonnement direct.
Voilà la gare. Merde… Un peloton de soldats est sur le quai. Pas le temps de réfléchir.
— À contrevoie, tous. On reprendra nos places plus tard !
Ils foncent prévenir les autres pendant que je me penche à l’extérieur du côté opposé au quai. Dès que la vitesse diminue, je saute au sol et cours le long du wagon à l’abri des regards. Devant, là-bas, plusieurs silhouettes apparaissent à leur tour.
Ce n’est pas le premier contrôle mais les précédents étaient effectués par des employés du train…
Au moment où le convoi stoppe, j’ai une idée farfelue. Un signe et Lou arrive.
— On passe de l’autre côté, par l’arrière, comme si on montait dans le train ici. Il y a pas mal de voyageurs sur le quai, je suppose qu’ils ont été contrôlés avant d’y pénétrer.
Il me fait signe qu’il a pigé et fonce prévenir Ripou un peu plus loin. Je me glisse sous les larges roues de métal couvertes de bois.
Personne ne regarde si loin en arrière… je grimpe sur le quai et avance nonchalamment.
Les voyageurs… Personne ne fait attention à moi. Du coin de l’œil j’aperçois Giuse et Tava qui rappliquent. Ça va.
Les soldats montent dans les wagons et commencent à demander leurs papiers aux voyageurs. Les billets, j’imagine, puisqu’il n’y a encore pas de documents d’identité sur cette planète, heureusement.
On a eu le nez creux… Un cordon empêche les voyageurs de monter et ça râle.
Il semble y avoir un problème avec un mec que des trouffions font descendre. Il proteste, très pâle. Mais on le guide vers les baraquements où attendent un officier et deux civils. Je flaire des flics…
Ah, on nous autorise à monter enfin. Je prends la file pour grimper dans un wagon de l’avant. Si nos places sont occupées, tant pis, il faudra en trouver d’autres. Pour les bagages ils sont dans un local en fin de chaque wagon, pas de problème.
Fait chaud. J’ai de la peine à m’habituer à ce pantalon serré et cette redingote épaisse par une température pareille. Le chapeau, c’est plutôt bien. Il est léger et protège du soleil.
Personne ne fait attention aux nouveaux voyageurs et je trouve une place à trois mètres de Lou, déjà assis tranquillement. Ça repart. Encore trois jours de voyage… Des arrêts permettent de se restaurer dans des stations pendant qu’on s’occupe des locomotives. À elles toutes elles bouffent une belle quantité de bois. Heureusement il ne faut pas aller loin pour en couper.
Je vais passer ces trois jours à regarder le paysage qui défile lentement. L’arrivée dans une région de lacs évoque un écho dans ma mémoire. Impossible de le situer jusqu’à ce que je « voie » un homme vêtu d’un pagne… Dieu… La mémoire me revient brutalement. C’est dans cette région que j’ai vécu en débarquant de ma capsule, désespéré, seul.
Quel fantastique retour en arrière ! Dire que j’ai connu ce pays à l’âge tribal ! Mon premier refuge, taillé dans un énorme bloc de rocher, doit encore se trouver par là, je pense…
La savane ocre a fait place à une végétation plus foncée avec des massifs de fallias, des petites fleurs mauves au bout d’une longue tige sans feuille, le long du fleuve que nous suivons depuis deux jours complets. Les arbres, ces immenses arbres verts foncés, pratiquement bleus, vus de loin, deviennent plus nombreux. Et puis les petits arbres en boules qui fournissent un fruit contenant une sorte de farine…
Je fais un long retour en arrière au long de ces quatre millénaires. Si longtemps ? Je n’avais jamais compté. J’en ai fait des choses, peiné, souffert, donné de moi-même, espéré. Et pour quoi, aujourd’hui ? Me retrouver dans cette espèce de train ridicule, rusant pour ne pas tomber aux mains de partisans de ce que j’ai toujours détesté, les fauteurs de guerre.
Mais les Vahussis ne sont pas devenus comme ça par hasard, je suppose. Je dois en porter une responsabilité.
Quand on arrive à Pikarav, la grande ville où demeure Para Tolor, l’amie de Tava chez qui elle est censée se trouver depuis deux mois, j’ai le moral à zéro.
La station se trouve à l’extérieur de la ville et des voitures à antlis sont là pour accueillir les voyageurs. Pas de soldats, pas de flics, apparemment. Sur le quai, Tava fait de grands signes vers je ne sais où et je la laisse aux embrassades pour faire quelques pas hors de la station.
Une présence, à côté. Lou, silencieux, respectant ma lassitude. Que faire, qu’entreprendre de nouveau ici ? Rien ne me tente vraiment. Vivre simplement pour vivre, après ce que nous avons connu me paraît fade. Et pourtant je n’ai plus envie de me battre pour créer, pour améliorer. Je me suis tellement trompé, manifestement…
Voilà Tava, Giuse et sa copine Para. Grande, mince, tout sourire genre les-amis-de-mes-amies-sont-mes-amies, tout-est-bien-tout-est-beau-soyons-heureux. Elle m’agace ! Mais je suis certainement injuste.
Elle nous entraîne vers deux voitures à antlis qui attendent plus loin. D’après ce que je comprends, sa famille possède une maison à la campagne où nous allons nous installer, sur le bord du grand lac.
*
Une longue ligne télégraphique passe à quelques kilomètres de la propriété et je me décide, le lendemain. Je m’éloigne avec Lou qui installe un fil-contact, à la nuit.
— Prêt ? je dis.
Il hoche la tête.
— Emets… « Moi, Cal, chef de ce détachement de Terre, j’appelle le responsable loy commandant le blocus de cette planète. Vous nous avez coincés, c’est vrai, mais jamais vous ne nous retrouverez, nous sommes trop bien organisés. Vous avez commis une erreur en nous abattant. Nous, Terriens, n’oublions jamais. Vous dites que le temps travaille pour vous ? Faux. Vous le perdez. Et bêtement, ce qui était la pire injure que pouvaient supporter vos ancêtres. »
Ça ne m’avance à rien, mais j’avais envie de dire à ces imbéciles que leur technologie fantastique était insuffisante à nous réduire. Un geste idiot, sans portée, qui ne m’a pas même soulagé…
Je rentre me coucher, écœuré de moi. J’ai prévu bien des choses, des circonstances, pris des précautions surabondantes dans des domaines très divers. Mais je n’avais jamais imaginé cette situation. Fortiche, le petit Cal ! Peut être fier de lui. L’évolution des Vahussis est un échec, et maintenant coincés ici…